Suicides à France Télécom : La reconnaissance du « harcèlement institutionnel »

Ce qu’il faut retenir :

 

Dans un arrêt du 30 septembre 20221, la Cour d’appel de Paris validait la notion de « harcèlement institutionnel » dans l’affaire des suicides de France Télécom, considérant que la politique d’entreprise mise en œuvre pouvait caractériser un harcèlement moral ayant conduit certains salariés au suicide. Elle entérinait donc le concept introduit par le Tribunal correctionnel de Paris le 20 décembre 20192.

 

Le harcèlement moral institutionnel avait été défini en première instance comme « une politique d'entreprise visant par essence une collectivité de personnels » ayant induit des agissements « outrepassant les limites du pouvoir de direction » et « porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d'une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité ».

 

La cour précise que cette modalité particulière de harcèlement ne nécessite pas de lien hiérarchique direct entre l’auteur des faits et sa victime dès lors que « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelante pour certains salariés » en raison du « ruissellement » de la politique de l’entreprise.

 

Pour approfondir :

 

Entre 2007 et 2008, France Télécom était confrontée à sa privatisation, à l’ouverture à la concurrence du marché de la téléphonie, à une révolution technologique et à des dettes importantes. Dans l’objectif de faire face, les dirigeants de l’entreprise décidaient de lancer un plan de restructuration emportant 22.000 départs, 10.000 mobilités et 6.000 recrutements, et élaboraient le plan Next and Act avec la volonté de pousser les salariés au départ « d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ».

 

Alertés par les instances représentatives du personnel, les syndicats et même les médias quant à l’usage de pratiques considérées comme violentes et harcelantes dans le cadre de la restructuration, les dirigeants ignoraient ces remontées et accéléraient la procédure. Ces pratiques détérioraient le climat social et engendraient une vague de suicides et de tentatives de suicide au sein du personnel.

 

La création d’une notion de « harcèlement moral institutionnel »

 

Par un jugement du 20 décembre 2019, le Tribunal correctionnel de Paris condamnait la personne morale ainsi que sept dirigeants, en qualité d’auteurs ou de complices d’un « harcèlement moral institutionnel ».

 

Les juges du premier degré estimaient qu’une « politique d’entreprise visant par essence une collectivité de personnels » ayant induit des agissements « outrepass[ant] les limites du pouvoir de direction » et « porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité » caractérisait un harcèlement moral « institutionnel ».

 

Six des huit condamnés décidaient de faire appel de cette décision.

 

Le « harcèlement moral institutionnel » : un ruissellement de la politique interne

 

La Cour d’appel de Paris était saisie notamment de la question de savoir si les dirigeants d’une entreprise pouvaient se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils avaient conçue et mise en œuvre.

 

Pour confirmer la condamnation, la Cour d’appel3 rappelle que l’infraction de harcèlement moral ne nécessite pas obligatoirement la présence d’une relation hiérarchique et que « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelante pour certains salariés » et précise que « le harcèlement institutionnel a […] pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. »

 

L’élément moral : l’usage d’une méthode anxiogène, initiée, assumée et relayée

 

Les peines de l’ex-PDG et de son numéro 2 sont allégées à 1 an d’emprisonnement avec sursis et 15.000 euros d’amende chacun. La complicité de deux anciennes cadres est confirmée. Deux autres prévenus sont relaxés.

 

La condamnation du PDG résulte de ses agissements « répétés, étrangers au pouvoir de direction et de contrôle », découlant du fait qu’il ait initié le plan de réduction massif des effectifs et de son absence de prise en compte des alertes.

 

La condamnation du bras droit résulte de son discernement et de sa vision d’ensemble, de sa connaissance des enjeux initiaux, à savoir le plan de restructuration, et ses dérives mais également de son absence de prise en compte des alertes.

 

S’agissant des complices, leur condamnation résulte du fait que les pressions « n’ont pu prospérer que par des relais présents dans toutes les structures du groupe ». Cela signifie qu’au-delà de la politique du Comité de direction, les directions et services RH utilisaient des process controversés à savoir la formation des directeurs à un management brutal, la notification des objectifs de départ à réaliser pour les directeurs territoriaux ainsi que la demande de reportings réguliers sur ces sujets.

 

S’agissant des dirigeants relaxés, la Cour leur octroie le bénéfice du doute en ce que le premier, qui participait au dialogue social, avait un profil socio-professionnel différent des autres, et en ce que le second était dans un lien de subordination paraissant suffisamment exonératoire.

 

Un article rédigé par David Marais et Julie Guenand, du département Droit pénal pénal de l'entreprise, Compliance, RSE & Intelligence économique