Responsabilité pour insuffisance d’actif et abus du droit d’agir du liquidateur

Responsabilité pour insuffisance d’actif et abus du droit d’agir du liquidateur

Cass. com. 14 sept. 2022, n° 21-15.381

 

Ce qu’il faut retenir :

 

La faute de gestion exigée dans le cadre d’une action en responsabilité pour insuffisance d’actif exercée par le liquidateur à l’encontre d’un dirigeant doit uniquement avoir « contribué à l’insuffisance d’actif » ce, sans que le liquidateur n’ait à établir dans quelle proportion et/ou n’ait à limiter sa demande. Aucun abus du droit d’agir ne peut donc être lui être reproché pour ces motifs.

De même, l'exercice de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ne saurait dégénérer en abus de son droit d’agir du seul fait que les demandes formulées à l’encontre du dirigeant n’étaient pas fondées.

 

Pour approfondir :

 

Une société a été placée en redressement puis en liquidation judiciaire.

Le liquidateur ainsi désigné a assigné, ès qualités, son dirigeant en responsabilité pour insuffisance d’actif sur le fondement de l’article L.651-2 du Code de commerce.

Sa demande ayant été rejetée en première instance, le liquidateur a relevé appel dudit jugement.

Par un arrêt du 2 février 2021, la Cour d’appel de Rennes a confirmé ledit jugement et l’a, de surcroît, condamné à verser la somme de 20.000 € au dirigeant à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

 

Les juges du fond avaient en effet considéré qu’outre le fait que les demandes n’étaient pas fondées, elles avaient été formulées « sans ménagement ni prudence, le liquidateur demandant la condamnation de M. [N] à payer la totalité du passif » et ce, « sans prendre la peine d'adapter sa demande aux conséquences des manquements qu'il lui imputait ».

 

Les juges du fond avaient en effet considéré que dans une telle hypothèse, à savoir lorsqu’une demande « consiste à demander une somme de dix millions d'euros à une personne physique en raison de fautes que cette personne aurait commises », celle-ci devait être envisagée « avec une prudence particulière et s'appuyer sur des éléments de droit et fait incontestables ou à tout le moins raisonnables ».

Le liquidateur s’est pourvu en cassation, invoquant l’application des articles 1240 du Code civil et l’article 6-1 de la CESDH.

Au soutien de son pourvoi, le liquidateur rappelait en effet que seule la faute, dûment caractérisée et ayant fait dégénérer en abus le droit d'agir en justice, pouvait justifier une condamnation à des dommages-intérêts.

 

Or, après avoir rappelé les termes de l’article L.651-2 du Code de commerce (en vertu duquel : « Lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion »), le liquidateur soutenait être en l’espèce bienfondé à demander au dirigeant la condamnation pour l'entière insuffisance d'actif sans qu'il soit nécessaire de déterminer quelle part de l'insuffisance était imputable à sa faute de gestion.

 

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel au visa de l’article 1240 du Code civil, en ce qu'il a condamné le liquidateur judiciaire à payer la somme de 20.000 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

 

La Haute juridiction rappelle en effet classiquement ce que constitue « l’abus du droit d’agir ».

 

Faisant application des règles classiques de la responsabilité délictuelle telle que prévue à l’article 1240 du Code civil au cas particulier de l’abus du droit d’agir, la Cour de cassation rappelle en effet que si l'exercice d'une action en justice peut effectivement dégénérer en un abus du droit d'agir, encore faut-il que soit démontrée une faute.

 

En l’espèce, la Haute juridiction reproche donc à la Cour d’appel d’avoir retenu l’existence d’un abus de droit à l’encontre du liquidateur pour les motifs ci-dessus énoncés, alors même que :

 

  • d’une part, la faute de gestion reprochée sur le fondement de l’article L.651-2 du Code de commerce doit uniquement avoir contribué à l’insuffisance d’actif, sans que le liquidateur n’ait à établir dans quelle proportion et sans qu’il n’ait à limiter sa demande ;
  • d’autre part, l'exercice de l'action ne saurait en tout état de cause dégénérer en abus du seul fait que les demandes n'étaient pas fondées et donc que la demande du liquidateur a, in fine, été rejetée.

 

La Cour de cassation écarte donc en l’espèce et pour ces deux motifs toute qualification d’abus du liquidateur dans son droit d’agir en responsabilité pour insuffisance d’actif à l’encontre du dirigeant.

Pour autant, ce présent arrêt ne doit pas être analysé comme excluant toute possibilité de succès d’une demande de condamnation du liquidateur pour abus de son droit d’agir sur ce fondement.

 

La Cour de cassation l’a en effet déjà retenu à l’encontre de liquidateurs ayant agi de façon inconsidérée à l’égard de dirigeants de fait ou de droit.

 

  • Tel a été le cas à l’encontre d’un liquidateur :
  • qui n’avait pas répondu pas l'argumentation circonstanciée développée par le dirigeant ;
  • qui s’était contenté de généralités à partir de la seule comparaison de résultats comptables et d'un extrait du rapport de l'administrateur judiciaire, lequel n'imputait pourtant aucune faute de gestion au dirigeant ;
  • et qui reprochait des fautes de gestion au dirigeant, alors même que ces fautes, qui n’étaient pas établies et/ou non imputables à ce dernier, n’avaient jamais été relevées ni par l'administrateur judiciaire, ni par le précédent liquidateur.

(Cass. com., 14 janvier 2014, n°12-29.760)

 

  • Tel a également été le cas à l’encontre d’un liquidateur ayant recherché la responsabilité pour insuffisance d’actif d’un dirigeant de fait :
  • alors que tant sa qualité de dirigeant de fait que le principe même de l’insuffisance d’actif n’étaient pas démontrés ;
  • alors que c’était le dirigeant de droit qui était seul responsable des difficultés de la société pour avoir prélevé dans la caisse sociale des sommes importantes pour ses propres besoins ;
  • alors que le liquidateur s’était initialement constitué partie civile dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre du dirigeant de droit, avant de se retourner, sans aucune justification, à l’encontre du dirigeant de fait tout en donnant mandat au même avocat de le représenter.

(Cass. com., 26 févr. 2020, n°18-22.745)

 

À rapprocher :

 

Un article rédigé par Julie Ricau du département Contrats, affaires complexes